Entre faits et fantasmes

Le billet promis 4 Songs & People 2:4, centré sur « Suzanne » de Leonard Cohen, devra attendre un peu car je souhaite d’abord faire suite au dernier, 4 Songs & People 1:4. A partir de la chanson danoise « Der er noget i luften » (cliquez sur le titre afin d’accéder à la chanson), j’y enchainais sur le processus de traduction en tant que créateur de lien social.

L’occasion en est l’attribution du Prix Nobel de la paix 2021 et en particulier les raisons qu’en donnent le Comité Nobel norvégien :

Le comité Nobel norvégien a décidé de décerner le prix Nobel de la paix 2021 à Maria Ressa et Dmitrij Mouratov pour leurs efforts en faveur de la liberté d’expression, une condition essentielle pour la démocratie et la paix durable. Ressa et Mouratov sont récompensés pour leur combat courageux pour la liberté d’expression aux Philippines et en Russie. En même temps, ils sont les représentants de tous les journalistes qui défendent cet idéal dans un monde où la démocratie et la liberté de la presse sont confrontées à des conditions de plus en plus défavorables.

La phrase « pour leurs efforts en faveur de la liberté d’expression, condition essentielle pour la démocratie et la paix durable » véhicule l’idéal d’une relation entre la liberté d’expression et la démocratie. Les idéaux peuvent être des guides, mais ils peuvent aussi être des fantasmes qui nous aveuglent sur les faits. Nous sommes dans un monde où plusieurs démocraties sont dysfonctionnelles et où la liberté d’expression est utilisée sans respect pour les autres, à l’exception de ceux qui partageant les mêmes idées. Au lieu d’enrichir l’intelligence collective, la situation accentue stupidité collective, conflits et violence. Il ne suffit pas d’avoir la démocratie comme idéal si le commun des citoyens ne peut constater qu’elle fonctionne effectivement mieux que les régimes autoritaires. La démocratie n’est pas simplement une question de liberté ; c’est aussi une question de responsabilité.

Examinons la question à l’appui de langues et de traductions. La démarche peut aider à clarifier les priorités et à mieux saisir le rapport entre faits et fantasmes. Notons plus précisément que nous allons tirer parti des différences entre ytringsfrihet en norvégien/danois (liberté de parole), freedom of expression en anglais et liberté d’informer en français. Les deux dernières expressions seront explicitées à la fin de ce texte.

Prix Nobel de la paix 2021

En décembre 2021, j’ai lu dans Le Monde une traduction (par Galia Ackerman) de larges extraits de la conférence donnée en russe par le journaliste Dmitri A. Mouratov à Oslo en tant que corécipiendaire (avec la journaliste philippine Maria Ressa) du Prix ​​Nobel de la paix 2021. Tous deux sont attachés (au risque de leurs vies) à l’idée qu’un public bien informé offre le meilleur avenir à l’humanité. Ainsi dévoués, ils travaillent pour des médias honnêtes et indépendants, distinguant faits et mensonges, rendant compte de nombreux aspects de la vie dans leurs pays respectifs, y compris sur les sujets les plus dangereux à médiatiser : la corruption, les abus de pouvoir et les violations des droits de l’homme. Ils portent le flambeau des Lumières à l’heure où « Le monde n’aime plus la démocratie. Le monde est déçu par les élites dirigeantes. Le monde aspire à la dictature » (Mouratov). Mais, comme le remarque Ressa : « Sans faits, pas de vérité ; sans vérité, pas de confiance ; sans confiance, pas de réalité partagée. … L’étoile polaire n’est pas seulement le profit, ce sont les faits, la vérité et la confiance. » Et elle demande : « Qu’êtes-vous prêt à sacrifier pour la vérité ? »

Au beau milieu de tous ces dangers et de toutes ces difficultés, Maria Ressa, bien qu’affectée par la perte de tant de collègues dévoués, exprime un optimisme indomptable et une foi en la bonté.

Notez que vous pouvez entendre, voir ou lire les conférences de Mouratov et de Ressa sur le site Web du prix Nobel à l’adresse :

Dmitry Muratov – Nobel Prize lecture « Antidote contre la tyrannie » (en russe, norvégien et anglais)

Maria Ressa – Nobel Prize lecture (également en anglais, norvégien et russe)

Vous pouvez également lire la conférence de Mouratov sur mon site Web Tutti-Nove.dk dans l’original russe ainsi qu’en traduction norvégienne, toutes deux intégrales, avec l’aimable autorisation de la Fondation Nobel. Cliquez sur la version dans la langue que vous souhaitez lire, ici : russe ou norvégien.

André Calmettes et Mein Kampf

J’écris ces lignes en reconnaissance d’un vieil ami de famille sur l’esprit duquel je vais à présent m’appuyer. Il s’agit d’André Calmettes. Quand j’étais enfant en France et que nos familles se fréquentaient, je l’appelais Monsieur Calmettes, le papa d’Ingrid (sa fille). Il m’a impressionné déjà enfant par sa gentillesse et son intelligence. Plus tard, je l’ai trouvé modeste en plus. En France, il y a une tradition pour faire grand cas des grandes écoles. Ce n’était pas le style de Calmettes qui pourtant était à la fois diplômé de la prestigieuse École polytechnique et germaniste. J’ai eu l’occasion de vivre cette modestie de première main une fois qu’il m’avait envoyé toute une série d’articles sur les rapports entre la parapsychologie et les sciences exactes. L’envoi avait été motivé par le fait qu’il savait que j’avais une formation médicale et une pratique psychanalytique. L’étonnant était qu’ayant reçu son colis, il m’a fallu un peu de temps pour comprendre d’où venaient tous ces articles. De toute évidence, il les avait tirés d’une revue, mais en avait ôté couverture et table de matière. Il s’agissait de La Jaune & la Rouge, la revue des anciens élèves et diplômés de l’École polytechnique.

André Calmettes 1932

Pourquoi est-ce que je fais référence à ce vieil ami de famille ? Voici pourquoi. À l’automne 1933, le général Georges Jacques Lachèvre convoque André Calmettes à son bureau. Adolf Hitler avait été élu chancelier de l’Allemagne plus tôt dans l’année et les deux volumes de son Mein Kampf (Mon combat) étaient sur le bureau du général dans l’original allemand. Lachèvre a demandé à Calmettes de les lire et de lui dire s’il y avait des passages qui pourraient valoir la peine d’être traduits en français. Après avoir lu les deux volumes, Calmettes a vivement conseillé que le livre soit traduit en son intégralité et s’est proposé pour le faire. Quatre mois plus tard, Calmettes et son équipe pouvaient présenter la traduction intégrale au général. Le livre parut en français au printemps 1934 sans la permission d’Hitler. Hitler était furieux. Il ne voulait pas que les Français lisent ce qu’il avait écrit à leur sujet. Comme nous le verrons plus tard, Hitler n’avait pas à s’inquiéter.

Les horreurs criminelles du passé et l’identité d’un peuple

Des décennies plus tard, à nouveau pour un an en Europe pour mes études aux États-Unis, j’ai passé quelques jours chez les Calmettes dans leur maison à Viroflay, en banlieue parisienne. Je me souviens surtout d’une soirée animée où nous avons comparé l’Europe avec l’Amérique, le Danemark avec la France, où nous avons parlé de science, de politique, de littérature. En tant que fan de littérature russe et ayant récemment lu le livre d’Alexandre Soljenitsyne Un jour dans la vie d’Ivan Denisovitch, j’en ai fait la plaidoirie. Soljenitsyne a fait sortir la terreur stalinienne de l’ombre tout en décrivant des Russes, simples, altruistes, généreux et d’une patience à toute épreuve, qui ont subi le calvaire, restant fidèle à Dieu. Le message de Soljenitsyne, exigeant la mise au grand jour de faits et vérités, est bien loin de ce que nous voyons autour de nous aujourd’hui. Au lieu, nous sommes témoins de dénégations qui divisent, de fabrications, de projections du mal sur les autres et de rhétorique éliminatrice. Le tout est amplifié par les réseaux sociaux conçus pour produire des données rentables pour le capitalisme de surveillance. En laissant ici de côté la nostalgie de Soljenitsyne pour la Russie du XVIe siècle et son penchant messianique, il n’en reste que pour lui un peuple n’est pas un peuple s’il est incapable d’affronter la vérité des horreurs criminelles de son passé.

La possibilité est lointaine pour les Russes de devenir un peuple russe au plein sens du terme tel que le conçoit Soljenitsyne. La Cour suprême de Russie vient d’interdire et de dissoudre Mémorial. Mémorial est une ONG qui établit l’histoire de la répression de l’État russe. La tâche comprend dresser la liste des noms des victimes, afin de contrecarrer l’oubli et l’effacement que subissent à la fois victimes, mais aussi les délits eux-mêmes. Memorial est une ONG fondée par nul autre que le physicien nucléaire russe de renommée mondiale et défenseur des droits de l’homme Andreï Sakharov. La Russie officielle, en choisissant d’interdire le Mémorial et ses travaux, ne veut donc pas se souvenir de son propre passé meurtrier. Elle préfère inventer à la place un nouveau récit où figure un ennemi étranger contre lequel se défend un héroïque peuple russe.

Bien que les récits héroïques puissent parfois être efficaces, il n’empêche que cela finit par coûter de forclore ainsi son histoire. Le forclos a pour habitude tôt ou tard de revenir à la charge. Des pays auxquels nous faisons référence ici – la Russie, l’Allemagne et la France – tous ont eu à payer le prix. Et peuvent avoir à nouveau à le payer à l’avenir. En attendant, les décideurs formulent, consolident et implémentent le récit censé remplacer ce qui est forclos de faits et vérités. Le récit doit de préférence être si efficace que cela se sent au niveau de la rue. Et en effet, cela arrive. Reste à savoir ce qui par la même occasion suinte dans la rue. Prenons en exemple quelques expérience vécus, dans la rue, justement. Nous nous en tiendrons à la Russie.

Même des Russes qui devraient être mieux informés voient leur pays comme une victime assiégée. Après un dîner avec des collègues dans un restaurant de Saint-Pétersbourg, une de mes collègues m’a raccompagné à mon hôtel. Je lui ai demandé comment il se pouvait qu’un pays aussi grand et riche que la Russie, avec une population relativement faible, ait parfois du mal à nourrir son peuple. « Voulez-vous dire que nous, les Russes, devrions nourrir le monde entier ? » fut d’emblée sa contre-question. Je n’avais ni dit, ni fait allusion à rien de tel, mais la traduction dans la tête de ma collègue ressemblait à une confirmation de l’idée que le monde était là pour les tromper. Ma collègue parlait selon la locution « la meilleure défense, c’est l’attaque ». Vu sous cet angle, peut-être que je n’aurais pas dû être si surpris de la nonchalance avec laquelle certains s’attendaient à ce que je leur offre mon travail gratuitement ; ou que des logiciels espions ont à mon insu été installés sur mon ordinateur portable. Serait-ce un moyen d’éviter de se faire arnaquer en prenant l’autre à l’avance ? Oui, mais de façon infondée puisque je ne suis pas un ennemi des Russes. Ainsi, les vérités historiques sont occultées, un récit d’assiégé est cultivé, ce qui conduit à accumuler les contrevérités et agir avec des conséquences potentiellement néfastes (on finit par se mettre des gens à dos qui au départ n’étaient pas nécessairement des ennemis). En plus, lesdits récits servent à occulter les dysfonctionnements de la société en question, sans toutefois les faire disparaître de la rue. À propos, je me promenais en plein jour le long de la mythique Perspective Nevski (pensez aux romans de Dostoïevski) quand quelqu’un est apparu par derrière et avec grande agilité a réussi à voler l’appareil photo que j’avais sur moi. J’ai immédiatement couru après le voleur en lui hurlant dessus. Quand il a vu une voiture de police rouler lentement vers nous, il s’est soudain caché derrière un lampadaire et m’a tendu mon appareil avant de s’enfuir. C’était le petit voleur, terrifié par la police. Mais la police aussi peut être terrifiée. Non pas par l’État, mais par la mafia omniprésente, qui elle aussi contribue au dysfonctionnement de la société en sapant la crédibilité et la confiance de l’autorité que l’État a attribuée à la police.

La tendance de la Russie à se considérer comme une victime, à faire payer aux plus démunis le prix d’une société dysfonctionnelle, en accusant par la même occasion ses propres forces créatrices et morales d’être des « agents de puissances étrangères » (autrement dit, des espions) est déconcertante. On pourrait penser que le pays ait mieux à faire, p. ex., concentrer ses énergies à créer de meilleures conditions pour la prospérité de son peuple. Mais bien sûr, cela ne peut se faire tant que l’on rejette les vérités de son passé pour les remplacer par des récits fantasmatiques.

Heureusement, il y a encore assez de gens en Russie comme Dmitri Mouratov pour qu’eux en tout cas peuvent être qualifiés de peuple russe au sens de Soljenitsyne.

Par une heureuse coïncidence (en quelque sorte), le nom Mouratov apparaît explicitement dans le roman de Soljenitsyne Le pavillon des cancéreux, au célèbre chapitre XXXI, « Les idoles du commerce ». Le Mouratov en question fait partie des millions de victimes des purges staliniennes. « Les idoles du commerce » est un chapitre émouvant dans lequel Soljenitsyne nous montre deux patients atteints de cancer, Oleg Kostoglotov et Aleksei Shulubin, se réconcilier avec la réalité de l’histoire de leur peuple (et la leur, personnelle). « Idole » du titre du chapitre a le même sens en russe et en français, mais Soljenitsyne nous dit qu’il a aussi un autre sens en tête, tiré du Novum Organum de Francis Bacon (1620). Par idoles, Bacon entendait des images de vérité délirantes, éloignant les hommes du savoir exacte de la science. Que la compréhension moderne de Bacon des idoles résonne avec l’esprit des commandements juifs et chrétiens interdisant l’adoration de fausses idoles n’a sans doute pas déplu à Soljenitsyne. Par la bouche de Shulubin, Soljenitsyne élabore à partir de Bacon : « [Bacon] disait que les hommes étaient peu enclins à vivre de leur propre expérience et qu’ils préféraient souiller celle-ci par des préjugés. Les idoles, ce sont justement ces préjugés… Les idoles du commerce sont les égarements qui découlent de l’interdépendance des hommes et de leur vie en commun. Ce sont les fautes qui enchaînent les hommes du fait qu’on a pris l’habitude d’employer des formules qui font violence à la raison. Par exemple : Ennemi du peuple ! Étranger ! Traitre ! Et ça suffit pour que tout le monde recule, épouvanté. » Soljenitsyne souligne comment solidarité et esprit de communauté peuvent basculer en suggestion délirante et psychose collective. C’est ainsi qu’une foule peut finir par applaudir avec enthousiasme lorsque des millions de bons citoyens sont purgés. Shulubin s’était défait du linceul de silence dans lequel Kostoglotov l’avait trouvé et avait finalement donné libre cours à ses pensées, concluant : « Par mon martyre, par ma trahison aussi, je ne me serais pas gagné un petit peu le droit de penser ? »

Faire face à un avenir criminel annoncé

Là où Soljenitsyne considère que faire face aux crimes de nos ancêtres dans le passé est essentiel à la construction d’une identité pleine, Calmettes traduit Hitler afin d’alerter nos consciences aux signes lisibles annonçant un avenir criminel. Calmettes souhaitait que les lecteurs de sa traduction tirent leurs propres conclusions sur le livre d’Hitler ; donc une traduction et non une critique ou une analyse. Cela dit, il n’entendait pas laisser aux critiques le soin de définir ses intentions. Il a donc écrit et publié « Pourquoi j’ai traduit Mein Kampf » dans la revue de l’École polytechnique de l’époque, X information, 25 février 1934, page 223. Vous pouvez lire son texte dans l’original en français sur mon site Tutti-Nove.dk en cliquant ici.

Calmettes a placé la barre haut en encourageant les lecteurs à lire le livre dans son intégralité et pas seulement des bribes par-ci et par-là. Il appelait Mein Kampf le dogme du peuple allemand et le comparait au Coran : « … on ne peut pas parler d’islamisme sur la base de quinze ou cent versets du Coran, ni parler d’hitlérisme sur la base de dix pages de Mein Kampf ; la lecture des passages secondaires sera aussi fructueuse que la lecture des passages jugés essentiels. » Il a également encouragé les lecteurs à ne pas lire le livre simplement comme une catastrophe annoncée. Cette conclusion avait déjà été tirée cinq ans auparavant par le futur Pape Pie XII après avoir lu Mein Kampf : « Tout cela ne finira pas bien. » Calmettes savait qu’il serait interrogé sur le danger d’une nouvelle guerre, mais son objectif était ailleurs. Il trouvait le manque d’intérêt de ses compatriotes pour l’étude d’autres cultures – ici, en particulier, les cultures anglo-saxonnes, dont l’Allemagne fait partie – à la fois borné et dangereux. « Nous ne pouvons pas éviter d’être soumis à leurs manifestations. » Plutôt !

Au cours de la conversation animée avec les Calmettes évoquée plus haut, André Calmettes a bien exprimé sa déception concernant le résultat de l’effort qu’il avait ainsi fourni dans sa jeunesse à traduire le livre d’Hitler avec son équipe, pour lui personnellement, mais surtout pour la France. Sur la couverture de cette première traduction en français figurait même une citation du maréchal Hubert Lyautey, autre militaire décoré, membre de l’Académie française en plus : « Chaque Français doit lire ce livre. » Le livre fut distribué à de nombreuses institutions, gouvernementales et autres, à des bibliothèques, des libraires. En vain. Il n’y eu que peu de débats. Ni le gouvernement français et ni les forces armées du pays n’ont réagi. Des années plus tard, il y a bien sûr eu De Gaulle, mais alors les divisions blindées allemandes avaient déjà envahi la France. De toute évidence, Calmettes avait placé la barre bien plus haut que les Français ne pouvaient ou ne voulaient le suivre. Hitler n’avait pas à s’inquiéter, les Français ne liraient pas dans Mein Kampf la violence de ses intentions à leur encontre. Au contraire, il aurait des années de loisir pour muscler la Wehrmacht.

À gauche, la Place Adolf Hitler à Dresde en 1935. Éclairage festif. À droite, Dresde en 1945.
Restez calme, visitez Dresde.

Les crimes qui vous concernent

Dans les deux cas, russe et français, la difficulté est de faire face aux crimes qui les concernent, qu’ils soient dans leur passé ou qu’ils se préparent chez leurs voisins. Faire face n’est pas la même chose que fantasmer. Fantasmer est quelque chose qui se fait en fonction de préjugés (idoles). Les êtres humains préfèrent souvent se laisser aller à leurs préjugés plutôt que de lier leur histoire de criminalité destructrice, passée et à venir, à un processus de traduction en quête de vérité. Pratiquer les préjugés est plus facile et plus jouissif, sombrement amplifié par le vertige souterrain de sentir la destruction en marche. Ce que j’appelle le processus de traduction est plus exigeant. Il demande un effort, l’amour de la vérité, même quand la vérité nous frotte à contresens, la capacité de se reconnaitre chez l’étranger et de se rendre compte que parfois, nous sommes étrangers à nous-même ; ça prend du temps.

Le public qu’André Calmettes avait en tête était celui qui aurait souhaité être informé, réceptif à son offre, voyant un intérêt à fournir l’effort nécessaire. Au lieu, sa traduction a rencontré l’indifférence. Les Français n’avaient que faire des crimes qui se fomentaient sur l’autre rive du Rhin. Quand le mal a lieu ailleurs, on n’y pense pas (les Français) ; quand c’est son peuple, on le nie (les Russes). En fait, la traduction d’Hitler par Calmettes ne concernait pas seulement les crimes qui se préparaient en Allemagne, ni simplement l’attitude négative des Français envers les Anglo-Saxons. Il y avait derrière une affaire plus spécifique à laquelle les Français avaient activement participé, à savoir la rédaction du traité de Versailles qui mit fin à la Première Guerre mondiale. Bien que n’étant pas à proprement parler criminel, le traité a réussi l’exploit de faire peser un fardeau économique asphyxiant sur l’Allemagne sans la priver de ses capacités militaires. Le traité ne satisfaisait personne tout en facilitant l’ascension d’Hitler. Peu de Français semblent avoir compris à quel point le traité avait été imprudent. En d’autres termes, non seulement les Français étaient aveugles à ce qui se tramait en Allemagne, mais ils étaient loin d’être prêts à remettre en question le rôle qu’ils avaient joué dans l’initiation de ce qui s’y passait. D’où l’absence de réponse au coup de pouce de Calmettes.

La situation dans le monde aujourd’hui n’est pas particulièrement brillante par rapport à ce qu’elle était à l’époque de la traduction de Calmettes. Nous avons une grande partie de l’humanité en régime autoritaire et une autre grande partie en démocratie dysfonctionnelle. Dans les systèmes autoritaires, la vérité est fabriquée en adaptation à ce que veulent ceux qui sont au pouvoir, à l’exclusion d’autres. Dans les démocraties dysfonctionnelles, des armées de narcissiques insécurisés fabriquent des vérités partisanes qui à la fois se disqualifient mutuellement et contribuent à rendre le débat public indigne de foi. C’est un monde dans lequel les egos tentent de rester à flot par la force de leurs fantasmes (idoles), inconscients des faits et des vérités qui les lient. À nouveau, comme le disait le futur pape Pie XII en 1929 après avoir lu Mein Kampf : « Cette histoire ne finira pas bien ».

Pourquoi cela risque-t-il de ne pas bien finir ? Écoutons ce que Pie XII avait d’autre à dire : « [Hitler] est totalement imbu de sa propre personne : tout ce qu’il dit porte la marque de son égoïsme. C’est un homme qui enjambera les cadavres et piétinera tout sur son passage. Je ne comprends pas comment tant de gens en Allemagne, même parmi les meilleurs, ne peuvent pas voir cela, ou du moins ne tirent aucune conclusion de ce qu’il écrit et dit. Qui, parmi tous ces gens, a même lu Mein Kampf, dont le contenu est monstrueux ? »

Les Allemands, avec la défaite de la Première Guerre Mondiale en mémoire et le sentiment d’avoir été maltraité avec le traité de Versailles, n’appréciait guère le moindre signe de faiblesse chez leurs dirigeants. Avec Hitler, ils ont mis leur destin entre les mains d’un homme qui rayonnait force et détermination, un orateur doué, charismatique, un ego mégalomane et brutal. L’homme n’avait pas besoin de s’intéresser à la vérité, car il était la vérité. Bien que la méthode puisse fonctionner pendant un certain temps, faits et vérités au-delà du contrôle de l’ego finissent par reprendre le dessus, de l’intérieur et de l’extérieur.

Alors, que faire ?

Laisser le temps faire son œuvre n’est pas la meilleure option, car entretemps il y a des millions de vies à vivre. Revenons donc à nos lauréats. Le comité Nobel norvégien écrit que Maria Ressa et Dmitry Andreyevich Mouratov ont reçu conjointement le prix de la paix 2021 « pour leurs efforts pour sauvegarder la liberté d’expression, qui est une condition préalable à la démocratie et à une paix durable » (ma traduction en français de l’anglais du comité).

En norvégien, le comité Nobel se sert du mot ytringsfrihet, qui peut à la fois être traduit liberté de parole et liberté d’expression (freedom of speech, freedom of expression). Dans sa version en anglais, le comité a donc choisi freedom of expression. Pour mémoire, rappelons-nous que liberté de parole et liberté d’expression ne veulent pas dire exactement la même chose. S’exprimer peut se faire par d’autres moyens que par la parole.

Mes antécédents et ma profession étant ce qu’ils sont, je ne peux qu’avoir sympathie pour tout effort visant à protéger la liberté de parole. L’association libre est un élément central du processus psychanalytique. Les analysants sont encouragés à parler aussi « librement » que possible, c’est-à-dire, en réduisant l’autocensure au minimum. « Exprimez tout ce qui vous passe par la tête » est une façon d’explorer et de découvrir des parties de nous-même que nous ignorons. Plus précisément, c’est une façon de mettre en lumière les ramifications du désir autrement cachées au moi, d’apporter un éclairage parfois surprenant et souvent fécond sur notre rapport à nous-même et aux autres. C’est aussi se donner le temps d’explorer ce qui dans la vie peut être un mensonge au cœur d’une vérité ou une vérité au cœur d’un mensonge. Cela dit, l’association libre en psychanalyse est liberté sous responsabilité. A chaque séance, le cadre vous rappelle la différence entre l’espace de la séance avec l’analyste et l’espace hors séance. Au-delà de clarifier en quoi on se conforte dans l’exercice de ses préjugés, le cadre analytique s’offre aussi à un travail sur l’enchevêtrement de nos préjugés et de nos difficultés, ainsi que sur ce que signifie s’exprimer en paroles et s’exprimer en actes.

Dans les sociétés où la liberté est vécue comme un droit fondamental, la liberté d’expression est le pouvoir ou le droit d’exprimer ses opinions sans censure, retenu, ou poursuite judiciaire. Les conditions à cette liberté ont tendance à passer au second plan, quand bien même elles sont du tout relevées. La liberté d’expression est un précieux droit qui permet à la société de bénéficier plus pleinement de son intelligence collective. Cependant, cela ne fonctionne que si individus et société sont encadrés par des institutions d’arbitrage dignes de confiance. Il peut s’agir des sciences, des lois du pays, de l’équilibre des contre-pouvoirs. Ce sont des institutions où aucune personne ou groupe de personnes n’est en mesure seul de décider ce qui est factuel et ce qui ne l’est pas, ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas. Inutile d’ajouter (et pourtant, il faut le répéter), si les institutions d’arbitrage sont corrompues ou en désordre, elles ne pourront pas jouer leurs rôles. Aujourd’hui, dans les démocraties dysfonctionnelles et au-delà, de grandes entreprises multinationales attisent les divisions à des fins de rentabilité avec pour résultat (mais non comme seule cause) que nombres de citoyens sont déjantés dans l’expression de leur liberté. Autrement dit, les garde-fous assurant le bon fonctionnement de la liberté d’expression que je décrivais à l’instant à titre d’exemple dans le contexte de la psychanalyse sont aujourd’hui, au niveau de la société, sérieusement ébranlés.

Dans les démocraties dysfonctionnelles, une liberté d’expression débridée peut très bien contribuer à empirer le dysfonctionnement de la société. Par conséquent, mettre trop l’accent sur la liberté d’expression peut être captieux. La démocratie n’est pas automatiquement le meilleur système avec lequel organiser les sociétés humaines, contrairement à ce que le laisse entendre le comité Nobel. Une condition préalable à la démocratie est la liberté d’expression, mais la démocratie n’est pas nécessairement un préalable à la liberté d’expression. Il y a déjà plus de deux mille ans, Platon nous expliquait que parfois l’autorité d’un sage souverain-philosophe peut être une meilleure solution que la démocratie. Le problème est que les chances de trouver et d’installer un tel sage souverain-philosophe ne sont pas très bonnes. Nombreux dirigeants sont à la fois trop narcissiques et pas assez sages pour comprendre que face à la psychologie et à l’histoire, ils ne peuvent qu’être nus. Et ceux qui ont la sagesse risquent d’être corrompu par l’exercice du pouvoir. C’est pourquoi la démocratie peut quand-même s’avérer être une meilleure option, mais sous conditions nécessaires à la liberté d’expression.

Comment alors donner ses meilleures chances à l’intelligence collective avec vérité, liberté et responsabilité, si aujourd’hui sauvegarder la liberté d’expression ne suffit pas ? Un préalable à la liberté d’expression est explicitement nommé par Maria Ressa dans sa conférence à Oslo : « Sans faits, pas de vérité ; sans vérité, pas de confiance ; sans confiance, pas de réalité partagée. … Notre guide n’est pas seulement le profit, ce sont les faits, la vérité et la confiance. »

Terminons avec encore un peu de traduction afin de centrer un tant soit plus ce préalable au trio vérité, liberté et responsabilité.

Pour l’annonce du prix Nobel de la paix 2021, les médias anglo-américains ont privilégié l’expression dont se sert le comité Nobel en anglais, à savoir freedom of expression (liberté d’expression). Ça se comprend, sans toutefois étonner, étant donné l’enthousiasme des Américains et des Anglais pour freedom of speech (liberté de parole). Les médias français, en revanche, ont privilégié la formule « un Nobel pour défendre la liberté d’informer ». Voici donc une différence tout à fait intéressante. Défendre la liberté d’informer n’est ni simplement la liberté de presse, ni synonyme de sauvegarder la liberté d’expression. Défendre la liberté d’informer est plutôt un préalable clé à la liberté d’expression, un préalable qui en plus a l’avantage de permettre un meilleur départage des faits et des fantasmes et de freiner la descente de la liberté d’expression dans l’irresponsabilité. La liberté d’informer est un préalable à une liberté d’expression responsabilisée.

Ainsi, Maria Ressa et Dmitry Andreyevich Mouratov représentent tous ceux qui exercent la liberté d’informer (parfois dans des conditions très difficiles), contribuant précieusement à notre intelligence collective, à l’intelligence collective d’une citoyenneté informée.

FIN

Encore quelques remarques pour ne pas en finir avec la question des traductions :

En préparant le texte que vous venez de lire, je me suis dit qu’il valait mieux que je compare un peu les traductions du roman de Soljenitsyne Le pavillon des cancéreux avec l’original en russe. Il y aurait beaucoup de choses à dire (et à écrire) à ce sujet, mais ici je vais m’en tenir au titre du livre.

J’ai toujours cru que Le pavillon des cancéreux était la simple traduction du titre en russe. Après tout, les titres en anglais – Cancer Ward – et en danois – Kræftafdelingen – correspondent parfaitement à la traduction française. Et c’est certainement le cas en de nombreuses autres langues. Que ne fut donc mon étonnement d’apprendre que le titre en russe était autrement plus sophistiqué !

En russe, lorsque l’on parle de service hospitalier, de soins hospitaliers, d’assistance médicale, les formules courantes sont больничное обслуживание (soins d’hôpital), больничная палата (salle d’hôpital), павильон (pavillon). Un service psychiatrique se dit психиатрическое отделение (psychiatrie service) et lorsqu’il s’agit de cancer, c’est un онкологическое отделение (oncologie service, service d’oncologie en français).

Soljenitsyne ne se sert d’aucun de ces termes dans le titre qu’il a choisi pour le roman en russe. Voici l’original :

РАКОВЫЙ КОРПУС est une trouvaille qui met d’emblée le lecteur au cœur de ce dont il s’agit. Раковый корпус signifie corps cancéreux. Vous avez compris qu’ici le corps dépasse les limites du corps physique, bien qu’il s’agisse de lui aussi. Soljenitsyne vise bien entendu d’autres corps : le corps social, le corps militaire (il avait été officier en combat), un cadre de vie dangereusement atteint.

Note ajoutée 2022-04-05:

A propos Alexandre Soljenitsyne. Il y a une dizaine de jours, j’étais à Crest, dans la Vallée de la Drôme. Un certain nombre de Russes aisés ont des propriétés dans la région crétoise et le maire de la ville est un expert en ce qui concerne la Russie. Il s’est avéré que pendant mon séjour la veuve de Soljenitsyne, Natalia Dmitrievna Svetlova, a légué l’original d’un manuscrit de son époux à la ville de Crest. A cette occasion, le maire de Crest, Hervé Mariton, remarque que Soljenitsyne avait longtemps prédit le conflit entre la Russie et l’Ukraine et avait interdit à ses enfants d’y participer.